don't give up on me (ralph)

---

Tu n’as jamais cru au destin. L’idée même qu’un être supérieur puisse tirer les ficelles de ta vie t’a toujours parue absurde. Pourtant, ces derniers mois, tu as commencé à croire. A quoi ? En qui ? Tu n’en as pas la moindre idée. Cela dit, tu es sûr d’une chose : cette entité, quelle qu’elle soit, te prend sérieusement pour un con.

Du bleu. Des murs bleus. Des fauteuils bleus. Une moquette bleue. Trop de bleu. Il te parle l’amoureux du bleu, seulement tu n’écoutes pas un mot de ce qu’il te dit. Tu devrais pourtant. Il est là pour t’aider. Parce qu’il faut que tu avances. Ce ne sont pas ses mots à lui, mais ceux de tous tes proches. C’est Evelyn qui t’a convaincu d’aller voir quelqu’un. Comme quoi, même à l’autre bout de la planète, elle arrive à te faire entendre raison. Il faut dire aussi que tu étais vraiment surpris qu’elle prenne le temps de t’appeler entre deux couches sales. Sans trop savoir pourquoi, quand elle a pris le large pour l’Europe avec son mari et son ventre tout rond, tu t’es dit que tu n’aurais plus de nouvelles, si ce n’est pour Noël et les anniversaires. Tu avais tort. Et aujourd’hui, tu te demandes même comment tu as pu en venir à cette conclusion débile. Tu es son petit frère. Même à des années lumières, elle veillerait toujours sur toi. « … Jace. » Ton regard est comme rappelé de force sur le petit barbu qui te fait face. Ce mot. Ce prénom. Tu ne l’as pas entendu depuis des semaines. Randy n’ose plus l’évoquer. Il a compris que ça ne servait à rien. Tu n’écoutes pas. Tu es barré dans tes idées loufoques. « Je n’étais pas le premier sur les lieux, » laisses-tu échapper machinalement. Tu ne sais pas ce qu’il t’a dit exactement, seulement la mention du prénom de ton meilleur ami déclenche comme une réponse automatique chez toi. Tu n’étais pas le premier sur les lieux. Ce n’est pas entièrement vrai. Ce n’est pas entièrement faux non plus. « Pourtant, il est écrit que vous êtes celui qui a découvert le co… - Non. C’était Lance. Lance était le premier sur les lieux. » Tu coupes le psy avant qu’il ne prononce le mot. Celui qui comme ses synonymes te fait perdre la tête. « Lance ? » Tu hoches vivement la tête, enfonçant tes doigts dans les accoudoirs du fauteuil et luttant le plus possible contre tes tics liés au stress. Tu n’es pas là pour te faire diagnostiquer. Tu n’as pas besoin de l’entendre de la bouche d’un étranger. Il n’y a rien qui cloche chez toi. L’homme arque un sourcil, prêt à te poser une question que tu anticipes. « Mon chien. Lancelot, c’est mon chien. Je suis rentré, il hurlait à la … à la … il hurlait. Je suis monté, j’ai vu … je l’ai vu, j’ai appelé une ambulance et j’ai essayé de … » Ton discours est digne d’un texte à trous. Il y a des mots que tu n’arrives pas à prononcer. Tu t’y refuses. Tu veux que tes souvenirs disparaissent, et, d’une certaine façon, tu es convaincu que si tu n’en parles pas, si tu n’y penses pas, les détails s’effaceront. « C’est Lance qui a été traumatisé, pas moi, » ajoutes-tu avec le plus grand des sérieux. Tu souffres, seulement tu refuses catégoriquement de le voir. Parce que pour l’admettre, il faudrait que tu acceptes tes regrets … or s’il y a bien quelque chose qui t’a caractérisé pendant bien vingt-huit ans de ta vie, c’est que tu étais incapable d’en avoir. Aujourd’hui, tu découvres leur poids et te sens comme écrasé au sol, incapable de te relever. Tu regrettes d’avoir laissé ce fossé s’installer entre Jace et toi après votre accident. Tu regrettes de ne pas avoir vu qu’il avait un problème avec l’alcool. Tu regrettes de ne pas avoir été là pour lui. Tu regrettes d’être arrivé plus tard que d’habitude à la maison ce soir-là. Tu regrettes de ne pas avoir réussi à refaire battre son cœur malgré ton brevet de secouriste. Tu regrettes d’avoir été incapable de le pleurer.

La séance continue. Un silence pesant s’est installé entre toi et le petit homme barbu. Il attend que tu parles. Tu le sais, tu le vois. Il a fait sa part, maintenant c’est à ton tour. Sauf que tu n’as rien à lui dire. Tu laisses échapper un soupir. « Bon, puisqu’on a l’air d’avoir terminé, j’vais pas vous embêter plus longtemps, » lui dis-tu en te levant de manière quelque peu hésitante. « Vous êtes attendu quelque part ? Au travail peut-être ? » Aoutch, touché … coulé. Tu soupires à nouveau avant de te rassoir. Tu réalises peu à peu que ta sœur t’a dupé. Tu n’as pas du tout relevé quand le psy a commencé à te parler de Jace comme s’il s’agissait d’une évidence. Mais bien évidemment qu’Evelyn a contacté vos mères pour qu’elles t’écrivent un beau dossier à communiquer à ton nouveau psychiatre. Ça sert à ça les parents médecins après tout. Tu te sens frustré par cette soudaine révélation. Cela dit, tu restes docile. Tu ne te vois pas expliquer à Randy que tu as quitté la séance avant la fin parce que tu as réalisé que ta famille s’inquiétait pour toi. Ça serait stupide. « Vous exercez une profession assez recherchée, je suis surpris qu’en trois mois vous n’ayez pas réussi à trouver un poste, » te dit-il comme pour répondre à sa propre question. Tu hausses les épaules. « J’me suis rendu compte que j’suis pas fait pour ça, » expliques-tu sans le regarder. Tu ne veux pas repenser à ça non plus. Des regrets de plus. « Ce n’était pas de votre faute, vous savez ? Votre rôle n’a jamais été de sauver tous les enfants perdus. » Tes poings se serrent. Sa formulation ne te plait pas. « Ce jeune homme était malade. Il n’y a rien que vous auriez pu faire qui l’aurait empêché de sauter du toit de … - Qu’est-ce que vous en savez, vous ? Vous l’connaissiez pas ! Vous savez rien d’lui. Vous savez rien d’mon métier, des gamins qu’j’ai pu côtoyer. Bien sûr qu’j’aurais pu faire quelque chose ! On aurait tous pu faire quelque chose … Sauf que c’gamin, il était pas sous la responsabilité d’n’importe qui. Il était ma responsabilité. J’me suis laissé embarquer dans mes problèmes personnels et j’l’ai laissé tomber. Je suis responsable. J'veux plus être responsable de qui qu’ce soit. J’suis bon pour aucun gamin. » Tu lui as craché tout ce que tu avais sur le cœur. Tu t’es levé, lui a crié ces mots au visage, mais il n’a pas bougé d’un centimètre. Il t’a écouté jusqu’au bout. « Et qu’est-ce que vous faites de tous les enfants que vous avez aidés ? A l’hôpital et au foyer ? » te demande-t-il d’un calme olympien. Tu portes tes mains à ta tête, commençant à te gratter nerveusement l’arrière du crâne. Tu es démuni, pris de court et tes manies reviennent au galop. « Ralph, calmez-vous. Asseyez-vous. » Il se veut rassurant. Tu le sais, tu le sens, mais tu refuses tout ça. Tu n’en peux plus. Tu as besoin d’air. Bip bip bip … Oui, Clarisse ? – Votre prochain rendez-vous est arrivé Docteur. – Demandez-lui de bien vouloir patienter je … Tu l’a vue, ta porte de sortie, et tu l’as prise. Tu te sauves sans réfléchir. Tu veux tes animaux. Tu veux retrouver le confort de ton appartement. Mais plus que tout, tu veux Randy. Ton comportement a beau l’éloigner petit à petit, tu n’imagines pas ta vie sans lui. Tu as besoin de lui pour avancer … et tu vas avoir besoin de lui pour te sortir de ce trou que tu t’es creusé. Il faut croire qu’il a fini par te la passer sa pelleteuse. Qui l’eut cru ?